A terme, la pandémie pourrait bien inciter plus de personnes à embrasser le mode de vie des digital nomads, ces travailleurs et ces travailleuses qui décident de profiter des nouvelles technologies pour exercer leur métier à distance tout en voyageant autour du monde. En effet, les confinements successifs ont démocratisé le télétravail, tout en faisant émerger des rêves de liberté.
C’est quoi être digitals nomads ? Quelles difficultés sont liées à ce nouveau mode de travail ? Quelles solutions ont-ils trouvées pour les surmonter ? Comment modifient-elles le rapport au travail ?
C’est à ces questions que je vous propose de répondre aujourd’hui. Comme d’habitude sur LaborAgora, la littérature scientifique nous servira de guide.
Digital nomadism, un vœu de liberté et d’autonomie
Beaucoup de métiers peuvent être exercés totalement à distance, grâce aux nouvelles technologies (p.ex. : traduction, rédaction web, développement web). Pourquoi ne pas profiter de cette aubaine pour découvrir le monde tout en continuant à travailler ?! C’est ce que font les digitals nomads.
Ceci va de paire avec la volonté de s’affranchir des règles inutiles et de la congestion bureaucratique qui caractérisent beaucoup d’entreprises [1]. Le nomadisme digital est aussi un moyen d’acquérir plus de flexibilité et d’autonomie concernant sa vie professionnelle (horaires de travail, …) [2].
De nouvelles difficultés
La forte mobilité des digitals nomads, le fait de vivre dans des lieux touristiques et l’absence de contrôle par une hiérarchie peuvent faire rêver. Mais ces éléments viennent avec leurs propres difficultés.
L’anthropologue Dave Cook a suivi plusieurs digitals nomads pendant 4 ans [3]. Toutes les personnes interrogées expliquent que changer régulièrement de lieu de vie est perturbant pour les routines de travail. Elles disent mettre plusieurs jours à se réadapter, lors de leur arrivée dans une nouvelle ville.
Travailler dans un environnement touristique, propre au loisir, et l’absence de régulations externes (contrôle hiérarchique, horaires de travail, …) sont également peu propices à la concentration et à la productivité. Mais les digitals nomads ont appris à surmonter ces problèmes, notamment grâce à une forte discipline.
L’auto-discipline comme solution
Rester productif malgré ces contraintes, est difficile mais pas impossible. Cela demande un changement dans les habitudes de travail et une grande auto-discipline. Ces thèmes sont d’ailleurs fréquemment abordés sur les blogs et les groupes de discussion de la communauté des digitals nomads [2;4].
Heureusement, beaucoup d’outils et de méthodes sont à disposition. La plupart des digitals nomads utilisent des to-do listes, des calendriers numériques et des outils de prise de note (Stickies, TextEdit, Evernote) pour organiser leur travail. Des outils plus sophistiqués, comme Trello et Asana, sont également populaires.
Pour favoriser la concentration, beaucoup de digitals nomads rapportent aussi recourir au mode focus de certains logiciels (sur Word par exemple) et à des applications comme FocusMe. Dans cette même veine, Momentum Dashboard rencontre beaucoup de succès [3;4]. Tous ces outils permettent d’optimiser le temps de travail, d’éviter les distractions et de gagner en productivité. Différentes méthodes viennent les compléter. Il s’agit de méthode de gestion de projet comme les méthodes Agile, Sprints ou de timeboxing.
Les hardwares utilisés contribuent également à la productivité, notamment en séparant la vie personnelle de la vie professionnelle. Ainsi, le smartphone est réservé aux activités sociales, tandis que le laptop sert au travail. Les espaces de coworking aident aussi à cette séparation en concentrant les temps de travail et en permettant de réserver le logement pour la vie personnelle.
Malheureusement, beaucoup de digitals nomads vivent dans des régions éloignées des entreprises ou des clients pour lesquels ils travaillent. Le décalage horaire les force à conduire des réunions tard le soir ou tôt le matin, lorsque ces espaces de coworking sont fermés [3].
Plus de discipline pour plus liberté
Ces approches d’auto-discipline et de gestion du temps sont abordées sous un angle optimiste et positif par les digitals nomads. Leurs objectifs sont d’optimiser le temps et de libérer de l’espace pour la vie personnelle et les loisirs. Pourquoi vivre dans un lieu paradisiaque, si ce n’est pas pour en profiter ?!
Paradoxalement, ce « self-tracking » demande du temps et déborde parfois sur la vie personnelle en contrôlant également ses aspects. La recherche de productivité devient globale, touchant le travail et les loisirs. A ce propos, la sociologue Judy Wajcman [5] met en avant « [qu’]il n’y a apparemment aucune activité qui ne peut pas être faite mieux, en étant faite plus vite. » [b].
Bien sûr, même si les digitals nomads sont particulièrement concernés (de même que la plupart des freelances), ces besoins de productivité et d’auto-discipline ne leur sont pas spéficiques. Ils s’inscrivent dans ce que le géographe et anthropologue David Harvey [6] appelle le néolibéralisme. Selon lui, cette évolution de nos société met l’accent sur la responsabilité individuelle.
Le sociologue Nicolas Rose [7] parle d’un management de la vie, où chacun est en charge de lui-même et, de fait, est responsable de ce qu’il lui arrive. Cette responsabilité individuelle est une conséquence essentielle du vœu de liberté et d’autonomie fait par les digitals nomads.
Conclusion
Grâce aux nouvelles technologies, les digitals nomads ont pu concrétiser un vœu de liberté et d’autonomie. Ils et elles ont pu choisir de travailler, tout en voyageant autour du monde. Mais ce mode de vie vient avec ses propres difficultés, notamment un besoin important d’auto-discipline.
Cette dernière met en avant la responsabilité individuelle, un changement de rapport au travail qui ne concerne pas seulement les digitals nomads, mais aussi les freelances et, de plus en plus, les salariés. Quoi qu’il en soit, les digitals nomads ont ouvert de nouvelles perspectives, de nouvelles possibilités, en profitant pleinement des évolutions de nos sociétés.
Aller plus loin
- Du même auteur. (2020) Comment s’adapte-t-on à une autre culture et quelles en sont les conséquences au travail ?
- Du même auteur. (2019) Avez-vous une bonne compétence interculturelle ?
- Du même auteur. (2017). Diversité culturelle : existe-t-elle vraiment ?
Références
- Graeber, D. (2018) Bullshit jobs: a theory, 1st edn. London : Allen Lane.
- Reichenberger, I. (2018). Digital nomads–a quest for holistic freedom in work and leisure. Annals of Leisure Research, 21(3), 364-380.
- Cook, D. (2020). The freedom trap: digital nomads and the use of disciplining practices to manage work/leisure boundaries. Information Technology and Tourism, 22(3), 355–390. https://doi.org/10.1007/s40558-020-00172-4
- Nash, C., Jarrahi, M. H., Sutherland, W., & Phillips, G. (2018, March). Digital nomads beyond the buzzword: Defining digital nomadic work and use of digital technologies. In International Conference on Information (pp. 207-217). Springer, Cham.
- Wajcman, J. (2019). The digital architecture of time management. Science, Technology, & Human Values, 44(2), 315-337.
- Harvey, D. (2007). A brief history of neoliberalism. Oxford University Press, USA.
- Rose, N. (2017). Still ‘like birds on the wire’? Freedom after neoliberalism. Economy and Society, 46(3-4), 303-323.
- [a] « It’s impossible to see anything on a laptop in direct sunlight, and no one is ever going to put an expensive Macbook anywhere near sand or water! ». Propos recueilli par Dave Cook en 2020.
- [b] « There is apparently no activity that cannot be made better by being made faster » : Judy Wajcman, 2018, p.9.
image de couverture : Andrea Piacquadio