Hofstede : regard critique (1/2) sur la méthodologie

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S’il est un modèle connu pour décrire les différences entre les cultures nationales, c’est certainement celui de Geert Hofstede1. Il est aujourd’hui très populaire et largement utilisé dans le monde organisationnel. Pourtant, il est fortement critiqué au niveau de son idéologie3 ou de sa méthodologie et de ses présupposés théoriques4.

C’est ce que je propose de voir ensemble au travers d’un article en deux parties. Pour le construire, je me suis principalement appuyé sur deux ensembles de critiques parmi les plus emblématiques. Le premier ensemble, de Brendan McSweeney3, porte sur la méthodologie et les présupposés théoriques sur lesquels se base le modèle. Elle reproche notamment à Geert Hofstede de tenir pour vraies des affirmations sans justification. Le deuxième, de Galit Ailon2, met en avant des biais idéologiques dans le travail du chercheur néerlandais, lui reprochant de véhiculer une vision occidentale du monde.

Cette première partie de l’article porte essentiellement sur les critiques méthodologiques et théoriques opposées au modèle de Geert Hofstede. Une deuxième partie suivra et s’intéressera aux critiques idéologiques. Mais commençons par rappeler brièvement le modèle.

Le modèle : les 6 valeurs culturelles de Hofstede

Au début des années 80, le chercheur néerlandais distribue un questionnaire aux employées d’IBM, présents dans de nombreux pays. De leurs réponses, il déduit quatre dimensions pour caractériser les différences culturelles entre pays. Elles seront rejointes par deux autres par la suite2.

  • Individualisme ↔ collectivisme : Cette dimension correspond aux relations entretenues par les individus avec la société. Les sociétés individualistes s’orientent autour des individus. Les sociétés collectivistes valorisent plutôt le temps passé pour le groupe.
  • Distance hiérarchique (élevée basse) : Cette dimension correspond à la perception des inégalités de pouvoir et à leur acceptation.
  • Contrôle de l’incertitude (fort faible) : Cette dimension reflète le degré de contrôle que les sociétés exercent pour gérer l’incertitude liée à leur avenir.
  • Masculinité féminité : Cette dimension reflète les buts valorisés dans la société. Les sociétés « masculines » privilégient l’affirmation de soi et l’acquisition matérielle. Les sociétés « féminines » favorisent les relations sociales et la qualité de vie.
  • Orientation à long court terme : Cette dimension correspond à la concentration des efforts de la société sur la gestion du futur immédiat ou sur la préparation d’un futur plus lointain.
  • Indulgence restriction : Cette dimension reflète la gestion du plaisir humain, dont la satisfaction peut être restreinte ou bien profiter d’une certaine tolérance.

Geert Hofstede propose de décrire les différentes cultures nationales par une valeur sur chacune de ces dimensions. Ceci permet des comparaisons entre pays, qui peuvent être représentées facilement sous forme graphique (exemple ci-dessous). Vous trouverez plus d’informations sur cette approche dans mon précédent article sur le sujet (Hofstede, Schwartz, … Pourquoi les apprendre et quand les oublier ?).

Exemple de comparaison de quatre pays (Brésil, Chine, Allemagne et USA) sur les six dimensions du modèle de Geert Hofstede.

Si le modèle est rapidement devenu très populaire, notamment auprès du grand public, il n’en a pas moins été critiqué3. Il pose question. Est-ce que ce qui a été mesuré correspond vraiment à des différences culturelles ? Est-ce les nations constituent une unité pertinente pour « classer » les cultures ? Est-ce que les employés d’IBM sont représentatif du monde entier ? Dans quelle mesure l’idéologie de Geert Hofstede transparait dans son analyse ?

Critiques méthodologiques et théoriques

Voici plusieurs points méthodologiques et théoriques qui ont posé question à d’autres chercheur.se.s. Bien sûr, cette liste n’est pas exhaustive, mais elle se veut rassembler les principales critiques opposées au modèle de Hofstede.

La culture nationale n’est pas forcément la seule à varier

Selon Geert Hofstede, nos comportements au travail sont principalement influencés par trois cultures : la culture nationale, la culture organisationnelle (liée à l’entreprise) et la culture professionnelle (liée au corps de métier). Le chercheur a conduit sa première étude au sein d’IBM dont, selon lui, les employé.e.s partagent la même culture d’entreprise et la même culture professionnelle. Ces deux dernières ne varient donc pas d’un.e répondant.e à l’autre, contrairement à la culture nationale. Les différences de réponses dans le questionnaire découlent donc seulement des différences de culture nationale. Cette approche est algébrique et peut être illustrée par les formules ci-dessous.

N1+O+P <> N2+O+P
N1+O+P <> N2+O+P
N1 <> N2

(avec Ni pour les cultures nationales, O pour la culture organisationnelle et P pour la culture professionnelle)

En réalité, les choses semblent être moins « élégamment mathématiques ». Premièrement, la culture organisationnelle et la culture professionnelle ne sont pas forcément égales d’un pays à l’autre. Par exemple, il est peu concevable que des informaticiens français aient la même culture professionnelle que des informaticiens indiens. De même, il est fort possible que la culture d’entreprise d’IBM n’influence pas ses employés de la même manière d’un pays à l’autre, mais plutôt que la culture d’IBM soit « teintée » par des spécificités locales. En effet, la culture se transmet au travers de notre vécu social et est « filtrée » par lui5, comme je vous le présentais dans un précédent article.

Deuxièmement, les employé.e.s d’IBM correspondent à une frange particulière des populations nationales dont ils et elles sont issu.e.s. Le chercheur soutient que ce n’est pas un problème, puisque les critères de recrutement sont constants d’un pays à l’autre. Pour lui, la différence entre les membres d’IBM et le reste de la population est uniforme entre les pays. Pourtant, il parait plus probable que ce ne soit pas le cas. Par exemple, les membres d’IBM ressemblent sûrement plus au reste de la population dans les pays où l’informatique est très popularisé et facilement accessible, que dans les pays où ce n’est pas le cas.

Les valeurs mesurées ne correspondent peut-être pas à la culture nationale

Selon Geert Hofstede, il est possible d’extraire la culture de tout un pays des réponses d’un petit groupe de membres de ce pays (en l’occurrence ici les employé.e.s d’IBM). Ce groupe constitue un échantillon d’analyse. Il reconnait qu’il existe certainement une plus grande variété dans la population générale que dans cet échantillon. Mais, comme il calcule une tendance centrale des réponses (dit grossièrement : une moyenne), cela ne pose pas problème : ce calcul n’est pas influencé par la variété au sein de l’échantillon. Pourtant, cette approche pose plusieurs questions.

Tout d’abord, est-ce que l’échantillon est vraiment représentatif de l’ensemble de la population du pays ? Les employé.e.s d’IBM sont recruté.e.s selon des critères particuliers, auxquels ne correspondent pas forcément tout le reste de la population de leur pays. Dans ce cas, la tendance centrale correspond seulement aux employé.e.s d’IBM et peut être en décalage avec celle qui décrirait la population entière.

Se pose alors la question de ce que Hofstede a réellement mesuré. Il est toujours possible de mesurer quelque chose et de calculer une tendance centrale à partir d’un ensemble de données. Mais est-ce que cette tendance centrale correspond vraiment à la culture nationale ? Est-ce qu’elle n’est pas spécifique aux membres d’IBM ? Est-ce qu’elle n’est pas le fruit d’un mélange entre l’influence de plusieurs types de cultures, voire éventuellement d’autres facteurs qui n’ont rien à voir avec la culture ?

La classification des réponses n’est pas toujours pertinente

Pour analyser ses données, Geert Hofstede a eu besoin de les classer. Pour cela, il a groupé les réponses des participant.e.s en fonction de leur nationalité. C’est ainsi qu’il a pu comparer les cultures nationales et obtenir des dimensions pour les différencier.

En créant des catégories qui correspondent aux nationalités, Hofstede a fait un choix arbitraire. En effet, les frontières politiques des pays ne se superposent pas forcément aux frontières des cultures. D’un point de vue temporel, les premières sont inconstantes et peuvent changer soudainement selon les événements, alors que les deuxièmes évoluent lentement. D’un point de vue spatial, les premières séparent strictement des pays, alors que les deuxièmes sont fluides et progressives.

Prenons l’exemple de l’Allemagne qui s’est réunifié le 3 octobre 1990. Doit-on considérer qu’à la veille de cette date, il y a eu deux cultures distinctes, mais que dès le lendemain, il n’y en a eu plus qu’une ? D’autres cas posent questions. Certains pays semblent formés de plusieurs entités culturelles distinctes, comme la Belgique séparée entre la Wallonie et la Flandre. De même, beaucoup d’anciennes colonies européennes ont des frontières ayant été tracées arbitrairement, sans considération pour les cultures locales, donnant naissance à des « nations » hétérogènes. Ont-ils vraiment une culture commune ? A l’inverse, certains pays sont récemment nés de la déconstruction d’une entité commune, comme par exemple les pays de l’ex-Yougoslavie. Ont-ils vraiment des cultures différentes ?

Ce dynamisme des frontières politiques et la complexité de l’histoire culturelle des pays n’est pas vraiment pris en compte dans la méthode de Hofstede. Si cela peut avoir du sens pour certains pays, qui sont assez homogènes et possèdent des frontières anciennes, ce n’est pas le cas pour tous. Il est important de préciser que cette critique fait débat : certaines études montrent que les nations sont des approximations acceptables des cultures7.

L’honnêteté des réponses pose question

Un biais connu des réponses aux questionnaires est la tendance des participant.e.s à ne pas donner des réponses honnêtes. Ceci est très rarement dû à une volonté de nuire, mais plutôt à des processus psychosociaux bien connus. Par exemple, en répondant, nous cherchons souvent à nous montrer sous un jour favorable et à donner des réponses que nous pensons être attendues par les autres : il s’agit du biais de désirabilité sociale. Bien sûr, ce problème n’est pas spécifique au travail de Geert Hofstede et les psychologues ont à leur disposition des techniques pour le contrôler.

Mais, la manière dont la première étude du chercheur s’est déroulée a pu accentuer ce phénomène. Les questionnaires étaient complétés en groupe et les participant.e.s étaient informé.e.s que des actions managériales pouvaient découler de leurs réponses1.

Cette situation n’est pas idéale. D’une part, la présence du groupe peut accentuer la pression des normes sociales et du coup le phénomène de désirabilité sociale. D’autre part, les possibles conséquences managériales ont pu inciter les participant.e.s à donner des réponses, non pas parce qu’elles leurs correspondent, mais pour infléchir les stratégies managériales auxquelles ils et elles sont soumises.

Les dimensions sont trop simples et indépendantes

Pour décrire les cultures, Geert Hofstede a extrait quatre, puis six, dimensions de son questionnaire1, 2. Mais la manière dont sont conceptualisées ces dimensions donnent un image figée et simple des cultures. Notamment, l’auteur semble les considérer comme indépendantes et ayant chacune deux pôles bien identifiés.

Pourtant la culture parait plutôt être un phénomène dynamique. Selon Shalom Schwartz6, les dimensions culturelles ne sont pas totalement indépendantes et interagissent entre elles. De même, le positionnement d’une personne sur ces dimensions est susceptible de varier en fonction des situations auxquelles elle est confrontée. Ainsi, même si la culture guide nos comportements, elle le fait de manière lâche et variable en fonction du contexte.

De même, les dimensions proposées par Geert Hofstede sont conçues comme des continuum, tirés entre deux pôles opposés. Pourtant, ces derniers ne sont pas toujours opposés et peuvent coexister. Par exemple, Harry Triandis7 a proposé que l’individualisme et le collectivisme ne soient pas deux pôles d’une même dimension, mais deux dimensions indépendantes. Celles-ci cohabiteraient, mais seraient plus ou moins activées en fonction des situations.

Conclusion

De nombreuses critiques ont été opposées au modèle des valeurs culturelles de Geert Hofstede, contrebalançant le succès qu’il a pu avoir à travers le monde. Elles concernent des limites méthodologiques, mais aussi des conceptions théoriques sur lesquelles le savant s’appuie de manière peut-être déraisonnable. Certains, comme Brendan McSweeney, lui reproche d’ailleurs de faire acte de foi sur plusieurs affirmations théoriques, au détriment de la qualité scientifique de son analyse.

Bien sûr, il serait très exagéré de considérer le modèle de Hofstede comme un ramassis de pseudoscience. Il est impressionnant par son ampleur et sa richesse, et s’est montré efficace dans bien des domaines, même s’il est souvent dépassé par le modèle de Schwartz7.

Geert Hofstede a répondu à la plupart de ces critiques, notamment à celles de Brendan McSweeney3 et de Galit Ailon2. Ces auteur.e.s lui ont fait un retour par la suite. Les références de ces échanges sont disponibles ci-dessous.

Rappelons que cet article est en deux parties. Celle-ci se concentrait sur les critiques méthodologiques et théoriques. La prochaine se penchera sur les critiques idéologiques.

Aller plus loin

Réponses de Geert Hofstede aux critiques et retours

Références

  1. Hofstede, Geert (1984). Culture’s Consequences: International Differences in Work-Related Values (2nd ed.). Beverly Hills CA: SAGE Publications. ISBN 0-8039-1444-X. (first published in 1980)
  2. Hofstede, G., Hofstede, G. J., Minkov, M. (2010). Cultures and Organizations: Software of the Mind. 3rd Edition. USA: McGraw-Hill.
  3. Ailon, G. (2008). Mirror, mirror on the wall: Culture’s consequences in a value test of its own design. Academy of Management Review, 33(4), 885–904. https://doi.org/10.5465/AMR.2008.34421995
  4. McSweeney, B. (2002). Hofstede’s model of national cultural differences and their consequences: A triumph of faith – A failure of analysis. Human Relations, 55, 89–118. https://doi.org/10.1177/0018726702551004
  5. Schwartz, S. H. (2014). Rethinking the concept and measurement of societal culture in light of empirical findings. Journal of cross-cultural Psychology, 45(1), 5-13.
  6. Schwartz, S. H. (1992). Universals in the content and structure of values: Theoretical advances and empirical tests in 20 countries. Advances in Experimental Social Psychology, 25, 1-65.
  7. Triandis, H. C. (1994). Culture and social behavior. New York: McGraw-Hill.
  8. Hsu, S. Y., Woodside, A. G., & Marshall, R. (2013). Critical Tests of Multiple Theories of Cultures’ Consequences: Comparing the Usefulness of Models by Hofstede, Inglehart and Baker, Schwartz, Steenkamp, as well as GDP and Distance for Explaining Overseas Tourism Behavior. Journal of Travel Research, 52(6), 679–704. https://doi.org/10.1177/0047287512475218

Image de couverture : Farzad Mohsenvand

Benjamin Pastorelli

Benjamin est docteur en psychologie, consultant, thérapeute et enseignant au Mary Immaculate College (Irlande) Son expertise se centre autour de la diversité, de l'inclusion, des discriminations et de l'interculturalité. Il œuvre pour la mise en valeur des différences et la lutte contre les discriminations, afin de libérer le potentiel de la diversité. Benjamin est aussi vulgarisateur scientifique et blogueur depuis de nombreuses années.