Oser parler de religion au travail

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Le fait religieux, la réalité que les gens aient des croyances et des cultes, est, d’après une de mes relations professionnelles des RH, un sujet de préoccupation des « Ressources Humaines » des entreprises, mais qui doit être un secret d’alcôve vu le mutisme des réseaux sociaux à cet égard. Une part du problème est que chaque personne est plus ou moins religieuse, de la croyance non-pratiquante jusqu’au fondamentalisme, et tolère plus ou moins bien qu’il puisse exister autour d’elle des gens dont le point de vue diffère du sien. Mes expériences les plus désagréables ont été de tomber sur des athées fondamentalistes pour qui la « laïcité » impose qu’il soit tabou d’évoquer le sujet. Il faut donc y aller sur la pointe des pieds lorsqu’on est porté à l’envie d’avoir des discussions œcuméniques pour enrichir les points de vue religieux. Notre société tend à complexer les uns de ne pas penser comme les autres. Or comme l’avait remarqué une camarade de Faculté qui est moniale, discuter avec une athée avait questionné sa foi, et elle en était ressortie avec davantage de certitude de son choix.

La plupart des entreprises ont adopté la déontologie de l’Éducation Nationale1, selon laquelle il ne faut pas montrer de signes visibles de religion. Si l’on en porte dans l’espace public, il faut les ôter en entrant, et les remettre en ressortant. Or dans ce milieu de socialisation qu’est l’espace professionnel, on ne parle pas entre collègues que de boulot, on parle aussi de vie privée, de ses passions. Par ailleurs la religion est aussi une forme d’identité, de conscience de soi, de manière de se représenter dans l’univers, et de sens de la vie. Devoir occulter cet aspect suggère que ce serait honteux de ne pas se montrer d’une parfaite neutralité, sans différence extérieure de son identité, donc uniformisé. Les drames que nous avons connus il y a 5 ans (Bataclan et État Islamique) se sont apaisées mais il reste fréquent d’entendre des remarques critiquant la singularité, ce qui est le mécanisme des codes sociaux : il faut tous appartenir au même groupe et ne pas s’en faire exclure, être marginalisé.

Entre réalité sociale et religion véritable

Nous vivons donc dans une sorte de société de faux-semblants, dans laquelle chacun est régi par une manière de se représenter un monde surnaturel influant sur notre monde physique, qui va du mythe fantastique inventé à une certitude de son existence. Or le seul fait tangible à notre disposition est de recenser qui croit en quoi, ainsi que d’occasionnels phénomènes inexplicables qu’on qualifie de miracles, ou de présages. Cependant, comme nous l’avons vécu il y a 5 ans, ceux qui ont la certitude de l’existence de leur Dieu peuvent se lancer dans une « guerre sainte » qui est un prosélytisme barbare. Nous avons tous étudié les Croisades à l’école mais en avons-nous discuté du bien-fondé ?

Les religions sont en général pacifistes mais la mondialisation et Internet, les réseaux sociaux, sont devenus des vecteurs de propagande, et de relier des adeptes qui étaient autrefois isolés et épars. Or ceux-ci n’ont pas toujours une bienveillance à l’égard des non-adeptes, et s’organisent en sectes. Au lieu de permettre une cohabitation harmonieuse, ou pourquoi pas un syncrétisme, ces groupes se referment sur eux-mêmes, s’isolent de la société. De cela notre État n’en veut pas. Il y a assez des monastères et des couvents.

Car vivre comme un ermite avec personne autour de soi pour échanger sur les idées que l’on a sur les causes de son existence, ne pouvoir partager ses réflexions sur la nature du monde, est un sacerdoce digne des ordres silencieux. Doit-on se payer le luxe de consultations chez un psychologue pour avoir un interlocuteur écoutant les points de vue théologiques ? Est-ce bien le job d’un psychothérapeute ? Doit-on dans les lieux où se tiennent d’autres gens, tels les bureaux d’une entreprise, maintenir un mystère total des idées que l’on a afin qu’il n’y ait pas un conflit avec les idées qui animent les autres ?

En effet l’idée, mot grec cher à Platon2, est une conception de l’esprit, une représentation, dont il disait que les phénomènes visibles n’étaient que leurs ombres. L’existence divine est donc une idée, et il y a des bonnes et des mauvaises idées, selon qu’elles sont bénéfiques ou néfastes. Mais la particularité des grands monothéismes est que ces idées sont basées sur des Révélations obtenues par des prophètes mis en relation avec leur Dieu3. D’où découle une notion de Vérité, c’est à dire que la parole du prophète est cru et décrit une réalité incontestable. Sa confiance en lui est inébranlable, toute la foi repose sur son témoignage. C’est en cela qu’on parlera de croyants.

En ce sens les monothéismes moyen-orientaux peuvent revendiquer le principe d’être des idées « véritables » car Dieu s’est manifesté de diverses façon, a eu une présence avérée, d’après les témoins de l’époque. Par la suite, au fil des siècles, ces témoignages ont fini par être mis en doute au point que des gens ont démenti cette idée d’un Dieu unique, et ont rejeté toute idée de divinité, ou alors ont adopté l’idée de forces surnaturelles agissantes, astres ou tellurisme, ou autres idées. Apparaît donc la notion de fidèle, celui qui s’en tient au témoignage initial, qui se confond avec le pieux, celui qui est attaché à une relation divine.

En latin le pius « reconnaît et remplit ses devoirs envers les dieux, les parents, la patrie » (Cicéron4). La pietas en latin est autant le rapport aux Dieux que le respect à ses parents, dans une idée de tendresse, d’affection. En grec on parlait de ευσέβεια (eusébéia) qui est un « bon émerveillement » (awe en anglais). Il y a donc une dimension d’engagement dans la foi car ce mot signifie la loyauté. De plus dans l’antiquité où chaque peuple avait sa propre religion, celle-ci était le symbole qui unissait la nation autour d’un culte commun, d’idées spécifiques à ce peuple. Il paraît donc malvenu de reprocher une religion à quelqu’un, sa piété, et l’obliger à la dissimuler, à la rendre ésotérique, réservée aux initiés à l’instar des Mystères d’Eleusis.

Risques réels

En vérité les seules remarques qu’on entend concernent les personnes qui exposent aux yeux de tous l’idée qu’ils suivent, leur piété, leur foi. On se demande si cela exprime une volonté personnelle d’être identifiée à elle, ou un désir de plaire à quelqu’un considéré comme autorité sur eux, ou encore par conformisme pour ressembler à un groupe qui partage la même idée. La suspicion est de mise plutôt qu’admettre que la personne aime son Dieu de manière libre et volontaire. Ce qui serait douteux serait que cette personne se plaigne que vous n’adhériez pas à la même foi qu’elle, vous le reproche, et vous harcèle pour vous convertir.

Se questionne ensuite le port d’uniformes par les congrégations religieuses, de vêtements distinctifs, qui leur permet de se reconnaître entre eux, de se distinguer. Où se situe la différence avec une entreprise qui impose à leurs salariés de porter les mêmes vêtements de travail, sans possibilité de choix de couleur ou de motif ? Il est vrai que cette exhibition de valeurs peut se heurter à des valeurs inverses, de militants opposés, dans l’espace public ou dans une entreprise, y compris un café-restaurant, et conduire à un martyr de l’impie qui croit en un dogme hérétique. Le plus triste est alors les spectateurs, simples badauds ou harangueurs, complices d’une situation qui n’a pas lieu d’être, d’un conflit suranné dont ils se délectent.

Car le principe Républicain de liberté, ici religieuse, et d’égalité devant la loi, ne peut être confondu avec une identité uniforme d’une laïcité invisible qui est refoulée dans des temples, la rendant ésotérique. Quel sens cela a-t-il qu’il faille quitter ses signes extérieurs d’appartenance à une obédience lorsqu’on entre dans un espace privé où se côtoient des personnes diverses, à l’instar des écoles publiques où on doit se dévêtir à la porte, pour se rhabiller quand on en repart ? Où est le mal tant qu’on ne se livre pas à du prosélytisme ?

L’agnostique dans le doute doit-il être maintenu à l’écart de toute influence qui pourrait le faire changer d’avis ? Le croyant doit-il ignorer les croyances qui l’entourent afin d’être à l’abri du doute ? En quoi doit-on se sentir obligé de croire à la même chose que son entourage afin de ne pas en être rejeté, ou moqué ? Tout ceci est finalement une question de certitudes, de ressentis, d’opinions, qui sont parfaitement subjectifs, et pour lesquels le dialogue paisible, éclairé, fait d’écoute et d’arguments solides, d’un bon questionnement et d’une franchise honnête, peut conduire à des idées épurées d’un imaginaire débordant.

La multiplicité des vérités

Car finalement celui ou celle qui est hostile à des idées divergentes, dans la mesure où elles n’ont pas d’impact sur son existence, ou sur l’existence d’une victime tierce à protéger, n’exprime-t’il∙elle pas une forme de doute sur ses propres certitudes ? En effet, à l’exception de certaines obédiences qui incluent un devoir de faire admettre leur vérité à tout le monde, que peut-il y avoir de gênant à une multiplicité de vérités sur quelque chose qui est peu tangible, difficile à percevoir ? Il semble donc que nous manquions d’une éducation nous autorisant à admettre des idées différentes des nôtres, que des traditions de pratiques conditionnent les vérités admissibles dans un conservatisme farouche.

Cela met certaines professions dans une forme de malaise lorsque le travailleur doit entretenir des relations aimables avec toute une variété de public qui est sa clientèle, et le forcer à un stress d’entendre des idées qui le heurtent sans moyen de protester. Au lieu d’avoir été habitué à des conversations philosophiques cordiales telles que celles que cite Cicéron dans De Natura Deorum5, la société a suggéré un repli sur soi paranoïaque, et à afficher une façade policée dictée par une « opinion publique » sans savoir de qui vient cette politique.

C’est là où Internet est venu rebattre les cartes puisqu’on y trouve pêle-mêle de la publicité commerciale, de l’information plus ou moins exacte, et diverses propagandes faisant la promotion d’opinions parfois belliqueuses. Or certaines cultures sont éduquées pour promouvoir des leaders, des meneurs, que le peuple suit alors aveuglément. Au lieu d’éduquer à un libre-arbitre éclairé et à faire coopérer efficacement des partisans d’idées différentes, on cherche à caser les gens en silos pour qu’ils avancent tous avec entrain dans la direction de leurs leaders respectifs. Du coup les frictions entre silos sont fatales.

Ce leadership est renforcé par des conférences dans des assemblées, où les compétences en rhétorique priment sur la rigueur des idées et sur la profondeur de réflexion. Et comme l’a constaté Daniel Kahneman dans son livre Système 1/Système 26, l’humain réagit plus facilement aux émotion que de prendre le temps d’une réflexion. C’est cette faiblesse qui est la cause de grands maux et parfois de révoltes.

Références

  1. Plus d’informations : Ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports. La laïcité à l’école. (lu en septembre 2020). https://www.education.gouv.fr/la-laicite-l-ecole-12482
  2. Platon. Phédon.
  3. Augustin. La Cité de Dieu.
  4. Ciceron. De officiis, Livre IV.
  5. Ciceron. De Natura Deorum.
  6. Kahneman, D. (2012). Système 1/Système 2: Les deux vitesses de la pensée. Flammarion.

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Guillaume Rosquin

Ne confondons pas la philosophie et le coaching : je ne suis pas un coach, une personne qui vous accompagne dans votre développement, mais un inlassable étudiant qui peut vous accompagner dans vos réflexions sur la vie, la société, ses usages, afin de les comprendre en leur donnant du sens.
Car la philosophie s’est tellement développée qu’une vie ne suffit pas à en faire le tour complet. Il se produit sans cesse de nouvelles pensées, de nouvelles réflexions.

Ne vous posez-vous donc aucune question ? Tout vous semble t’il simple et clair ? Gobez-vous aveuglément les idées de ceux qui se disent savants ?
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Ainsi découvrir des connaissances en les ayant établies vous-même sur ce que la science n’a pas su ou voulu établir, et participer de cette façon à votre culture.