Hofstede : regard critique (2/2) sur l’idéologie

Photo by Andrea Piacquadio from Pexels

Le modèle des valeurs culturelles de Geert Hofstede1 a connu grand succès dans le monde organisationnel. Il est certainement aujourd’hui le modèle le connus et le plus utilisé pour décrire les différences interculturelles. Malgré cela, il est critiqué depuis de nombreuses années2, 3.

Je vous propose de revenir sur les principales critiques avec un article en deux parties. La première partie a été consacrée aux critiques théoriques et méthodologiques. Si vous ne l’avez pas encore lue, je vous conseille de commencer par là. La deuxième partie qui nous intéresse aujourd’hui se focalise sur les critiques idéologiques. Elle se base principalement sur les propos de Galit Ailon2, chercheuse à l’université israélienne de Bar Ilan. Elle reproche au modèle sa vision occidentale des cultures du monde. Voyons cela plus en détails.

Exemple de comparaison entre pays selon les six dimensions du modèle de Geert Hofstede

Bref rappel du modèle

Pour rappel, le modèle de Geert Hofstede1, 4 propose de décrire les cultures nationales sur 6 dimensions. Chacune d’elles est un continuum comportant deux pôles opposés. Retrouvez une présentation plus détaillée du modèle dans cet article.

  • Individualisme ↔ collectivisme : Cette dimension correspond aux relations entretenus par les individus avec la société. Les sociétés individualistes s’orientent autour des individus. Les sociétés collectivistes valorisent plutôt le temps passé pour le groupe.
  • Distance hiérarchique (élevée basse) : Cette dimension correspond à la perception des inégalités de pouvoir et à leur acceptation.
  • Contrôle de l’incertitude (fort faible) : Cette dimension reflète le degré de contrôle que les sociétés exercent pour gérer l’incertitude liée à leur avenir.
  • Masculinité féminité : Cette dimension reflète la division des rôles hommes/femmes. Les sociétés « masculines » privilégient l’affirmation de soi et l’acquisition matérielle. Les société « féminines » favorisent les relations sociales et la qualité de vie.
  • Orientation à long court terme : Cette dimension correspond à la concentration des efforts de la société sur la gestion du futur immédiat ou la préparation d’un futur plus lointain.
  • Indulgence restriction : Cette dimension reflète la gestion du plaisir humain, dont la satisfaction peut être restreinte ou profiter d’une certaine tolérance.

L’Occident contre le reste du monde

Pour évaluer les différences culturelles, Hofstede propose un questionnaire aux participant.e.s de ses études. Mais, d’un point de vue idéologique, les questions ne semblent pas anodines. Selon Ailon, elles favorisent une distinction entre l’Occident et le reste du monde : « the West versus the Rest ». Autrement dit, elles mettent bien en lumière les différences « West/Rest », mais moins les différences « Rest/Rest ».

Ce phénomène rappelle deux biais sociocognitifs : le biais de contraste et le biais d’assimilation. Le premier est notre tendance à voir plus de différences entre les membres de deux groupes distincts qu’il n’y en a en réalité (surtout lorsque nous appartenons à l’un de ces groupes). Le deuxième est notre tendance à voir les membres des autres groupes comme plus homogènes qu’ils ne le sont en réalité (par exemple, à voir les étrangers comme « tous les mêmes »).

Ce phénomène biaise l’interprétation à donner aux valeurs culturelles de chaque pays. Il suppose que les comparaisons « Rest/Rest » sont moins pertinentes que les comparaisons « West/Rest ». Dans le premier cas les différences sont atténuées. Dans le deuxième, elles sont augmentées.

L’Occident au-dessus du monde

Si les dimensions proposées par Geert Hofstede distinguent l’Occident du reste du monde, elles semblent aussi le mettre en valeur. En effet, chaque dimension à deux pôles et, quand on lit leurs descriptions, il semble que l’un d’eux soit « mieux » que l’autre. Autrement dit, pour chaque dimension l’un des pôles correspond à ce que devrait être la culture d’un pays « développé » et démocratique. D’ailleurs, Hofstede relie explicitement certaines de ces dimensions (notamment la distance hiérarchique) au développement des pays.

En se basant sur des standards occidentaux, un pays idéal serait égalitaire (faible distance hiérarchique), garantirait la liberté de ses citoyen.ne.s (faible contrôle de l’incertitude), permettrait l’épanouissement de tout un chacun (individualisme), favoriserait une bonne protection sociale (féminité) et autoriserait la satisfaction du plaisir (indulgence). Sur ces dimensions, les pays occidentaux ont globalement des scores valorisants.

Selon Ailon2, même l’orientation à court/long terme (où les pays est-asiatiques ont des scores élevés) met en valeur l’Occident. Cette dimension a été proposé pour répondre aux spécificités de la Chine et d’autres pays est-asiatiques, notamment les Cinq Dragons (Chine, Taïwan, Singapour, Corée du Sud et Japon). Selon le modèle, ces pays ont une culture orientée à long terme : ils ont une approche pragmatique, tournée vers la modernité et l’éducation pour préparer l’avenir (le « pôle positif »). Pourtant Hofstede laisse entendre que la réussite économique de ces pays découle du fait qu’ils ont réussi à intégrer les valeurs modernes et progressistes de l’Occident à leur sens de la vertu2, 4.

Concernant les cultures du monde qui possède une orientation à court terme (plus courte qu’en Occident), Hofstede considère que « les pays chrétiens se sont engagés sur la voie de la modernisation, tandis que le monde de l’Islam s’est replié sur le traditionalisme ». De même, selon lui les pays sub-sahariens en « se satisfaisant des résultats pratiques et en s’appuyant sur une sagesse sans connaissance ni éducation, n’encouragent pas à travailler et à étudier aujourd’hui pour en tirer des bénéfices demain »4.

(Version originale des citations dans l’ouvrage de G. Hofstede, G.J. Hofstede et M. Minkov de 20104: « Christian countries embarked on the road to modernization, while the world of Islam withdrew into traditionalism », p.269 ; « Putting pride over practical results and expecting wisdom without knowledge and education does not encourage working and studying today for reaping benefits tomorrow », p.273)

Une vision occidentale, un questionnaire contraignant

Si les questions du questionnaire de Hofstede donnent une place particulière à l’Occident en regard du reste du monde, elles sont aussi contraignantes. Selon Ailon2, elles définissent les cultures sur la base de critères hérités de la culture occidentale. En cela, elles obligent les répondant.e.s du reste du monde à se définir sur ses critères, même si ceux ne sont pas forcément pertinents ou très importants à leurs yeux.

En utilisant l’outil, les professionnel.le.s contraignent les résultats et reproduisent le schéma de séparation et de valorisation de l’Occident par rapport au reste du monde. Ce faisant, ils.elles favorisent et perpétuent une vision ethnocentrique/eurocentrique des cultures du monde.

Selon George G. Joseph, de l’université de Manchester, cet eurocentrisme a contaminé les élites intellectuelles non-occidentales, à appauvrit la Science en la fermant à des alternatives de pensées et à contribuer à la légitimation des inégalités5. Bien sûr, les personnes qui contribuent à cela par la construction ou l’utilisation de telles approches, le font sans mauvaises intentions et sans conscience des biais qui les animent2, 5.

La Science comme argument d’autorité

Malgré les limites présentés dans les deux parties de notre article, le modèle des six valeurs culturelle de Geert Hofstede est peu remis en cause dans le monde organisationnel (contrairement au monde académique). La principale raison en est certainement son allure très scientifique. Galit Ailon reproche d’ailleurs au chercheur néerlandais d’utiliser la Science comme argument d’autorité2.

Par leurs graphiques, leurs valeurs chiffrées, leur méthode statistique élaborée et leur approche algébrique de la culture, les travaux de Hofstede ont tout d’un exercice scientifique de grande qualité. A vrai dire, même s’ils sont critiquables sur plusieurs points méthodologiques et théoriques (voir partie 1), ils restent impressionnants par leur ampleur et leur richesse.

Pourtant, cette apparence très scientifique contribue à sanctifier le modèle et à le préserver de la plupart des critiques. L’autorité de la Science, en tant qu’unique moyen noble d’atteindre la vérité, s’incarne comme un argument à part entière. Ce qui est dit en son nom devient légitime à l’excès. La Science est un formidable moyen d’accroitre notre compréhension du monde et de nous. Mais ceci ne doit pas faire oublier qu’elle est limitée et que tout résultat scientifique est critiquable. Elle ne doit pas faire l’objet d’une foi aveugle, ni dans le monde organisationnel, ni dans le monde académique.

Conclusion

Les principales critiques idéologiques opposées au modèle de Geert Hofstede concernent sa vision occidentale et ethnocentrique du monde. Des chercheur.se.s comme Galit Ailon reprochent notamment au modèle de favoriser une distinction Occident/Reste du monde (« West versus Rest »), de placer l’Occident sur un piédestal et de contraindre les répondant.e.s à évaluer leurs cultures sur des critères occidentaux.

Bien sûr, il serait exagéré de voir Hofstede, les scientifiques qui partagent son approche et les professionnel.le.s qui l’utilisent comme de grands méchants monstres ethnocentrés et colonialistes. Mais il est manifeste que le modèle est imprégné d’une vision du monde « mâle/masculine, blanche/occidentale, et bourgeoise/managériale », comme le présente Ailon2.

Enfin, notons que Geert Hofstede a répondu à la plupart des critiques faites à son modèle, notamment à celles de Brendan McSweeney et de Galit Ailon, présentées dans ce double article. Ces auteur.e.s lui ont fait un retour par la suite. Les références de ces échanges sont disponibles ci-dessous.

Réponses de Geert Hofstede aux critiques et retours

Aller plus loin

Références

  1. Hofstede, Geert (1984). Culture’s Consequences: International Differences in Work-Related Values (2nd ed.). Beverly Hills CA: SAGE Publications. ISBN 0-8039-1444-X.
  2. Ailon, G. (2008). Mirror, mirror on the wall: Culture’s consequences in a value test of its own design. Academy of Management Review, 33(4), 885–904. https://doi.org/10.5465/AMR.2008.34421995
  3. McSweeney, B. (2002). Hofstede’s model of national cultural differences and their consequences: A triumph of faith – A failure of analysis. Human Relations, 55, 89–118. https://doi.org/10.1177/0018726702551004
  4. Hofstede, G., Hofstede, G. J., & Minkov, M. (2010). Cultures and Organizations: Software of the Mind. Revised and expanded 3rd Edition. N.-Y.: McGraw-Hill.
  5. Joseph, G. G., Reddy, V., & Searle-Chatterjee, M. 1990. Ethno centrismin the social sciences, fiace & Class, 31(4): 1-26.

image de couverture : Andrea Piacquadio

Benjamin Pastorelli

Benjamin est docteur en psychologie, consultant, thérapeute et enseignant au Mary Immaculate College (Irlande) Son expertise se centre autour de la diversité, de l'inclusion, des discriminations et de l'interculturalité. Il œuvre pour la mise en valeur des différences et la lutte contre les discriminations, afin de libérer le potentiel de la diversité. Benjamin est aussi vulgarisateur scientifique et blogueur depuis de nombreuses années.